En cuisine, la vraie restauration fait maison rapporte moins que les plats réchauffés, où les marges explosent souvent.
On s’installe à table, on commande un plat qui sent bon la tradition, on croit goûter l’authenticité. Pourtant, derrière l’assiette, la réalité est parfois moins savoureuse. La restauration fait maison traverse une zone de turbulences où la passion des artisans se heurte aux chiffres impitoyables. Entre produits frais, charges fixes et concurrence des plats réchauffés, l’équilibre devient fragile. Beaucoup cuisinent avec le cœur, mais comptent avec l’angoisse.
Restauration : des marges trop fines pour le fait maison
Dans les cuisines de la « Maison Louveciennes », David Cheleman garde le même cap depuis toujours : travailler du frais, rien que du frais. Le canard qu’il sert n’arrive jamais sous vide, il est préparé, assaisonné et poêlé sur place, parfois par trois personnes différentes pour un seul plat. Ce soin a une valeur immense pour le client, mais un prix redoutable pour le patron. Le beurre a doublé, l’énergie grimpe, et les salaires des trente employés tombent chaque mois comme une évidence qu’il faut honorer.
Il fait le calcul avec un risotto de langoustines. Trente-cinq euros affichés sur la carte, mais 31,50 € engloutis en matières premières et charges. Trois euros cinquante de marge, une bouchée pour couvrir une montagne de dépenses. « C’est l’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes », souffle le chef. Pas de lamentation dans sa voix, plutôt la lucidité de celui qui sait que la restauration fait maison exige beaucoup plus qu’un simple savoir-faire : elle réclame une endurance économique presque surhumaine.
La tentation du prêt-à-réchauffer
À Paris, dans le 10ᵉ arrondissement, Pierre Mouret montre la différence avec pédagogie. Sur une table, deux hachis parmentiers. Le premier sort du four en vingt minutes, acheté tout prêt, portionné, presque anonyme. Le second, deux heures de travail, des ingrédients choisis, une main qui goûte et rectifie. Le résultat, à l’assiette, n’est pas le même. Mais dans les comptes, la différence est abyssale.
Un plat industriel revient à cinq euros. Il se découpe en quatre parts vendues douze euros chacune. Quarante-huit euros de recette, pour un coût ridicule. « La marge est trois fois supérieure à celle d’un plat maison », explique Pierre, sans détour. Le calcul est clair. Le métier aussi : ici, c’est de la cuisine, là-bas, c’est du réchauffage. Les clients, eux, ne le voient pas toujours. L’étiquette « fait maison » ne suffit pas toujours à peser face à la rentabilité redoutable des plats industriels. Et la restauration fait maison en sort fragilisée, presque étouffée par cette concurrence qui s’impose sans crier gare.
Entre passion, survie et avenir incertain
Les syndicats ne mâchent pas leurs mots : c’est une concurrence déloyale. L’Umih, principale voix des restaurateurs, réclame même une formation obligatoire avant toute ouverture. L’idée ? Éviter que des établissements se montent sans savoir ce que représente vraiment la cuisine, et pas seulement la gestion d’un micro-ondes. Mais les règles suffiront-elles à protéger ceux qui mettent encore leurs tripes dans chaque assiette ?
Beaucoup d’artisans refusent d’abandonner. Parce que nourrir, ce n’est pas seulement vendre. Parce que cuisiner, c’est transmettre un peu de soi dans chaque bouchée. David Cheleman et ses confrères savent que les clients fidèles reconnaissent cette différence. Un foie gras poêlé qui chante dans la poêle, une pomme sautée dorée à point, ça ne s’invente pas. Mais ces gestes ont un prix. Et le client, parfois, hésite entre le plaisir et le portefeuille.
La restauration fait maison survit aujourd’hui grâce à cette alchimie fragile : un public qui accepte de payer un peu plus pour manger vrai, et des chefs qui continuent à tenir, malgré la fatigue et l’incertitude. Le combat n’oppose pas seulement deux modèles économiques, il interroge notre rapport à l’alimentation. Que veut-on dans nos assiettes ? Un produit standardisé, rentable, sans histoire ? Ou un plat qui porte encore la trace du temps, du travail et du talent humain ?
Ce choix, au fond, appartient à chacun. Mais il façonnera demain la physionomie de nos restaurants, et décidera si la restauration fait maison restera vivante ou deviendra une rareté nostalgique.