Payées par l’argent public pour une usine française, des machines Michelin auraient discrètement pris la route d’autres pays.
Des machines flambant neuves, payées avec l’argent des contribuables, prévues pour une usine française… et qui disparaissent ailleurs en Europe. L’affaire a de quoi agacer, surtout quand elle concerne un groupe aussi emblématique que Michelin. Les syndicats ont découvert le pot aux roses, « Complément d’enquête » en a fait un sujet explosif. Reste un goût amer : que vaut une promesse industrielle si elle finit à des centaines de kilomètres de là ?
Michelin, champion des aides… et des fermetures
En 2024, le groupe a touché plus de 140 millions d’euros d’aides publiques. Une somme colossale, qui ne l’a pas empêché d’annoncer la fermeture de deux usines en France. À savoir : à Cholet et à Vannes. Plus de 1 200 salariés se retrouvent sur le carreau. Tandis que les bénéfices du géant atteignent 1,9 milliard d’euros. La colère gronde, et on comprend pourquoi.
Pour les ouvriers, la pilule est amère. Ils accusent leur employeur de pratiquer des délocalisations déguisées. À Cholet, une partie de la production a filé vers l’Italie et la Pologne. L’image d’une multinationale qui se nourrit de l’argent public tout en fermant des sites français choque profondément. Elle donne l’impression d’un double discours : d’un côté, on vante l’ancrage territorial ; de l’autre, on vide les usines.
La polémique tourne autour du CICE. Oui, ce fameux crédit d’impôt sur la compétitivité et l’emploi. Mis en place en 2012, il devait relancer la production en France et protéger les postes. Sur le papier, l’idée rassure. Dans les faits, l’histoire blesse.
Pour Michelin, la mesure a pesé lourd dans les comptes : 135 millions économisés entre 2013 et 2018. Une aubaine, disent les chiffres. Les salariés, eux, voient une autre réalité. Plus de 4 600 emplois ont disparu sur la même période. Roche-sur-Yon, Clermont-Ferrand, Joué-lès-Tours : chaque fermeture laisse une cicatrice. Les ateliers se vident, les familles s’inquiètent, les villes perdent un repère.
Des machines financées par l’État… parties ailleurs
À La Roche-sur-Yon, l’histoire prend des allures de scandale. L’usine reçoit 4,3 millions d’euros via le CICE en 2016. Pourquoi ? Pour se moderniser. Six nouvelles machines arrivent, financées aux deux tiers par l’argent public. On agrandit même le site pour les accueillir. L’avenir semble assuré. Mais en février 2018, la direction stoppe tout. Quelques mois plus tard, la fermeture est annoncée, après un demi-siècle d’activité.
La question se pose : que sont devenues ces machines ? Selon d’anciens salariés, elles ont pris la route des sites étrangers. Italie, Espagne, Pologne. Une information d’abord niée, puis confirmée du bout des lèvres par la direction dans un mail envoyé à « Complément d’enquête ». Pour les ouvriers, c’est un véritable camouflet. Laurent Paillat, qui a travaillé quinze ans à La Roche, le dit sans détour : « C’est l’argent des Français. Pourquoi payer des machines pour qu’elles partent à l’étranger ? »
L’affaire dépasse le simple cas d’une usine fermée. Elle met en lumière un problème plus large : les aides publiques versées sans contrôle suffisant. Le Sénat a ouvert une commission d’enquête. Son rapport, publié en juillet 2025, recommande que les entreprises remboursent les aides perçues quand elles délocalisent dans les deux années suivantes. Même le président de Michelin, Florent Menegaux, a dû reconnaître devant les sénateurs qu’un remboursement pourrait se justifier. Le simple fait qu’un patron admette cette possibilité montre l’ampleur du malaise.
Quand la confiance s’effrite
Cette histoire renvoie à une question de confiance. Les aides publiques sont censées soutenir l’industrie française, maintenir des emplois, préparer l’avenir. Quand on découvre qu’elles financent des machines finalement envoyées ailleurs, la confiance se fissure. Les salariés n’y voient plus qu’une trahison. Les citoyens se demandent si leur argent n’est pas gaspillé.
Michelin reste une fierté nationale, une marque respectée dans le monde entier. Mais ce genre d’affaires brouille l’image. Elle nourrit l’idée que les multinationales savent profiter des règles tout en échappant à l’esprit du contrat social. Les dirigeants parlent de rationalisation, de compétitivité, de choix stratégiques. Sur le terrain, il reste des usines vides, des ouvriers licenciés, et des machines qui tournent ailleurs.
Rien ne dit encore si les recommandations du Sénat deviendront loi. Rien ne garantit non plus que les entreprises rendront l’argent. Mais le débat est ouvert, et il touche à quelque chose de sensible : l’équilibre entre aides publiques et responsabilité sociale. À travers cette affaire, c’est tout un modèle qui se questionne. Peut-on continuer à soutenir à coups de millions des groupes qui ferment des usines en France ? Ou faut-il exiger des contreparties claires et vérifiables ?
L’affaire des machines de La Roche-sur-Yon ne s’oubliera pas vite. Parce qu’elle met des visages sur les chiffres, et des colères sur des bilans financiers. Parce qu’elle révèle les failles d’un système trop généreux avec les puissants et trop dur avec les faibles. Et parce qu’au fond, elle raconte une histoire simple : celle de l’argent public qui, au lieu de bâtir l’avenir d’une usine française, roule sur des routes étrangères.